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"S'ils comprenaient que nous ne sommes pas les douces créatures qu'ils pensent, peut-être la paix de leur esprit en serait-elle pertubée ? "
Nous connaissons tous le mythe du grand, du flamboyant Achille. Mais qui connaît celui d'Achille, le boucher.
C'est cette histoire là que nous raconte Briséis. Reine de Lyrnessos dans les premières pages, elle devient esclave à la chute de sa cité, avant d'être offerte au grand Achille pour ses exploits au combat. Souvent décrite comme celle qui enfanta la descendance du demi-dieu, les légendes disent qu'elle en tomba amoureuse. Mais qui pourrait aimer l'homme qui charcuta ses frères, tua toute sa famille et pilla sa cité.
Ici, Pat Barker nous raconte l'histoire de la bataille de Trois depuis les yeux de ceux qui ont le plus perdu : les femmes. De personne, elles deviennent objet ou trophée et toutes, sans exception, perdent leur humanité. En écrivant, elle ne leur rend pas seulement la parole, elle leur donne aussi des yeux, des oreilles et un rôle bien souvent effacé.
Par la voix de Briséis, elle raconte cette boucherie offerte aux yeux des dieux pour l’orgueil des hommes. Ainsi que chaque petits instants de calme dans le camp, chaque trahison, complot et alliance qui se succèdent dans les coulisses.
Mais, et c'est là tout son talent, elle nous fait sentir à quel point Briséis ne peut s'extraire de l'ombre d'Achille. Même quand il n'est pas là, sa présence écrasante plane sur l'histoire nous rappelant que quelque soit notre désir de voir ses femmes vaincre, tout est déjà écrit et elles ne peuvent pas sortir de cette histoire racontée par les hommes.
Une histoire aussi magnifique que terrible.
"Elle avait ligoté le cou de sa mère avec son amour ombilicale"
Ce roman c'est une découverte hasardeuse. Un titre intriguant, une première traduction, une autrice équatorienne, de quoi piquer ma curiosité mais sans plus. Et puis, après les premières pages, la découverte d'un style détonnant qui n'en devient que plus captivant à chaque mot se succédant.
C'est une absence de couleur dans un tourbillon d'émotions qui consume la raison des personnages. Et quels personnages !
Une enseignante qui entre dans une nouvelle école pour fuir ses anciennes élèves mais dont les angoisses toujours présentes régentent chaque seconde de sa vie. Des jeunes filles confinées dans les murs d'un collège catholique privé qui font tout pour échapper à ce sentiment de protection. Allant jusqu'à se créer un cercle de terreur qui se transforme peu à peu en une dévotion malsaine pour un dieu blanc.
Mais c'est aussi un roman qui parle des relations mères - filles. De l'absence d'amour de ces mères et de ces filles qui se moulent par rapport à ce vide.
Et cette question qui revient inlassablement entre mère et fille, professeure et élève : " Quel est le seul animal qui naît de sa fille et accouche de sa mère?"
Une histoire angoissante qui suinte d'un amour étouffant.
C'est une chose sauvage ce livre.
Un corps de huit récits qui nous happe entre ses phrases. Nous sombrons dans une étreinte de mots, parfois sensuelle, d'autres fois sexuelle ou d'une horreur terriblement actuelle. Tous, ils nous plongent dans une rêverie brumeuse et fantasmagorique avant de nous relâcher à bout de souffle hors de leurs pages. Ces huit textes ont tous leur propre force et aucun ne laisse indifférent.
Ce recueil c'est aussi la découverte d'une toute jeune autrice américaine qui n'a pas froid aux yeux. Elle explore la femme sans tabou et ses désirs sans peur des mots. Sous une plume d'une poésie magnifique, comme un rêve qui s'éparpille au moment où l'on ouvre les yeux mais dont la photo reste imprimée sur les paupières, laissez-vous entrainer dans son imaginaire.
Une vraie petite pépite qui donne envie de découvrir ce que Carmen Maria Machado écrira par la suite.
VIOL
Ce mot vous met tout de suite mal à l'aise, vous avez envie de passer votre chemin, faire comme si vous n'avez rien entendu.
C'est comme si un sens interdit s'affichait subitement, nous demandant de faire demi-tour.
Ce mot, pour tous ceux qui l'entendent mais qui n'ont jamais à l'utiliser, c'est un point. L'histoire s'arrête là, il n'y a plus rien à dire après.
Mais pour celles qui l'usent couramment, ce sont trois petits points. Suspendus quelque part dans la bouche, qui s'arrêtent juste à la frontière des lèvres et qui retombent dans la gorge, se coincent et étouffent.
"Les Orageuses", c'est un point d'exclamation. Le cri perçant qui redonne la voix à toutes ses femmes qu'on pousse au silence et qu'on oublie.
C'est un cri libérateur qui parle de l'après, que l'histoire ne s'arrête pas au viol, que la vie continue sans que rien ne soit plus pareil, mais qu'il ne faut pas réduire ce passage de leur vie au seul statut de victime. Car ses femmes ont encore du pouvoir si seulement on voulait le voir.
C'est un récit brutal car il ne cache pas les mots, ne les pose pas en demi teinte ou les enroule dans de jolies métaphores. C'est la voix des femmes qu'on vole, qu'on dépouille et que la société pousse au silence. C'est la voix des femmes qui décident de gueuler, de se battre, de reprendre possession de leur vie, de leur corps, de retrouver la justice et la confiance dont elles ont été privées.
Au final, c'est un livre qui prouve que le viol n'obtient pas le dernier mot. Qu'il y a des pages et des pages après lui. Qu'elles s'envoleront peut-être au vent, seront raturées, déchirées mais qu'il y aura bien une suite et qu'elle aussi a le droit à la parole.
Ce roman est à l'image de la maison qui s'y dissimule : étouffant, troublant.
Une fois à l'intérieur la réalité s'effrite comme le vieux papier peint révélant, couche après couche, les secrets de ses résidents. Il est impossible de s'y soustraire. Elle nous poursuit même dans la quiétude du sommeil pour y glisser de vieux souvenirs remplient de sang et de cris.
Dans un univers gothique où se mêle ancienne lignée coloniale et horreur Lovecraftienne, SIlvia Moreno Garcia, nous livre un roman délicieusement dérangeant.
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